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ALFRED SCHÜTZ. DON QUICHOTTE ET LE PROBLEME DE LA REALITE
Traduction par Thierry Blin
"L'activité des enchanteurs apparaît pour la première fois pendant l'intervalle entre la première et
la seconde expédition, lorsque le prêtre et le barbier essaient de guérir Don Quichotte, en brûlant ses
livres et en murant sa bibliothèque. Cet événement est interprété comme étant l'œuvre de l'ennemi juré
de Don Quichotte, le magicien Freston. Étant entendu que pour le chevalier tout ceci est parfaitement
clair, et absolument réel. Sur cette base, lorsque son monde se heurte à la réalité de ceux parmi ses
semblables qui entrent en conflit avec lui, il utilise, afin de préserver la réalité de son sous-univers privé,
la référence à l'enchantement."
Ivre de romans de chevalerie, Don Quichotte se rêve lui-même en chevalier errant. Il agit dans unmonde entièrement imaginaire, littéralement enchanté. Si personne ne s'oppose à ses croyances, le"sous-univers" dans lequel il vit par rapport à la réalité de sens commun peut cohabiter sans heurts avecd'autres "sous-univers". Tout est affaire, nous dit Schütz, de croyance subjective, entre raison, scienceet rêve. La vérité dépend de la réalité dans laquelle chacun croit, nos choix et nos convictions sontavant tout des phénomènes sociaux, fondés sur l'interaction entre les individus. Et les sous-univers quel'on choisit en influencent parfois d'autres. Ce qui arrive à Sancho Pança, son écuyer, pourtant éminentreprésentant du "sens commun". Une fois entré dans l'univers pseudo-scientifique de son maître, ildonne une interprétation absolument extravagante de l'une de leurs aventures. Mais pour DonQuichotte, la description de son fidèle compagnon est totalement "en dehors de l’ordre de la nature".Aussi, dès qu'une réalité peut être contredite, elle ne peut plus être acceptée comme vraie. Ce retour à laréalité "de sens commun" devient pour notre chevalier errant un emprisonnement, une désillusion.Alfred Schütz livre là une interprétation lumineuse des réalités multiples qui composent l'ordre social etdéfend un point de vue radical : la réalité n'est que subjective ; la frontière entre le réel et l'imaginaire relative.* L'essai du jour sur France Culture (27 janvier 2014).